David Graeber Pour une anthropologie anarchiste

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Pour une anthropologie anarchiste

Lux éditions, 2004

Extraits

P92-93

Pendant les manifestations qui ont précédé le Forum économique mondial, une brochette d’hommes d’affaires importants, d’attachés de presse de grandes entreprises et de politiciens, tout en développant des réseaux de relation et en buvant des cocktails au Waldorf Astoria, prétendaient discuter des moyens de réduire la pauvreté mondiale. J’ai été invité à participer à un débat à la radio avec un de leurs représentants. La tâche a finalement échu à un autre militant, mais je me suis rendu assez loin pour préparer un programme en trois points qui, je pense, aurait bien résolu le problème :

  • L’annulation immédiate de la dette internationale (une amnistie pour les dettes personnelles n’est peut-être pas une mauvaise idée non plus, mais c’est une autre question) ;
  • L’annulation immédiate de tous les brevets et autres droits de propriété intellectuelle liés aux technologies de plus d’un an ;
  • L’élimination de toutes les restrictions à la liberté de déplacement ou de choix de lieu de résidence dans le monde.

Le reste se règlerait tout seul ou presque. Aussitôt qu’il ne serait plus interdit à l’habitant moyen de Tanzanie ou du Laos de s’installer à Minneapolis ou à Rotterdam, les gouvernements de tous les pays riches et puissants dans le monde décideraient certainement que rien n’est plus important que de trouver un moyen de s’assurer que les personnes en Tanzanie ou au Laos préfèrent y rester. Pensez-vous vraiment qu’ils ne trouveraient pas une solution ?

(…) Mais me direz-vous, ces demandes sont complètement irréalistes ! C’est vrai. Mais pourquoi le sont-elles ? ¨Principalement parce que ces hommes riches réunis au Waldorf ne les tolèreraient jamais. C’est pourquoi nous disons que ce sont eux le problème.

P 83-84

Les efforts incessants pour « naturaliser » le capitalisme en le réduisant à une question de calcul commercial (ce qui permet ensuite de prétendre qu’il est aussi ancien que Sumer) rendent impérative cette proposition d’une autre théorie du capitalisme :

Nous avons besoin, à tout le moins, d’une théorie adéquate du travail salarié et des autres relations apparentées. C’est, après tout, dans le travail salarié, et non en achetant et en vendant, que la plupart des humains gaspillent aujourd’hui la majeure partie de leurs journées, et c’est ce qui les rend malheureux. (Par conséquent, les Industrial Workers of the World IWW ne disaient pas qu’ils étaient anticapitalistes même s’ils l’étaient ; ils allaient droit au but et disaient être « contre le système du salariat »). Les premiers contrats de travail salarié que nous possédons semblent concerner la location d’esclaves. Et si notre modèle du capitalisme partait de là ? Si des anthropologues comme Jonathan Friedman avancent que les formes anciennes d’esclavage étaient simplement une version plus ancienne du capitalisme, on pourrait tout aussi bien démontrer – à vrai dire, beaucoup plus facilement – que le capitalisme moderne est juste une nouvelle version de l’esclavage. Plutôt que d’être vendus ou loués par d’autres, on se loue soi-même. Mais c’est essentiellement la même sorte d’arrangement.

P 93-94

Pour les anarchistes, la lutte contre le travail a toujours été centrale, comprise non comme la lutte pour de meilleurs salaires ou de meilleures conditions de travail, mais comme l’élimination totale du travail en tant que relation de domination. D’où le slogan des Industrial Workers of the World (IWW) « contre le système salarial ». C’est un objectif à long terme bien sûr. A court terme, ce qui ne peut être éliminé peut au moins être limité. Au tournant du siècle dernier, les Wobblies et autres anarchistes ont joué un rôle central dans l’obtention de la semaine de cinq jours et de la journée de huit heures. Dans les années 20 et à nouveau aujourd’hui, ce qui devait être la nouvelle étape de leur programme est la semaine de 16 heures (« la semaine de quatre jours, la journée de quatre heures). Encore une fois, cela semble complètement irréaliste et même insensé. Mais quelqu’un a-t-il réalisé une étude de faisabilité ? Après tout, il a été démontré à plusieurs reprises qu’un nombre important des heures travaillées aux États-Unis ne sont nécessaires, en fait, que pour remédier aux problèmes engendrés par le fait que les Américains travaillent trop. (prenez par exemple, des emplois comme livreurs de pizzas de nuit ou toiletteur pour chiens, ou ces femmes qui tiennent des garderies de nuit pour les enfants des femmes qui doivent travailler la nuit pour garder les enfants de femme d’affaires… sans mentionner les heures interminables que passent les spécialistes à réparer les dommages émotionnels et physiques causés par le surmenage, les blessures, les suicides, les divorces, les déchaînements meurtriers, la production de médicaments pour calmer les enfants…)

Quels emplois sont vraiment nécessaires alors ?

Eh bien pour commencer, il y a beaucoup d’emplois dont la disparition serait, de l’avis général, un gain net pour l’humanité. Prenez, par exemple, les télévendeurs, les fabricants de véhicules utilitaires sport « allongés », et, puisqu’on y est, les avocats d’entreprise. Nous pourrions aussi éliminer toute l’industrie de la publicité et des relations publiques, renvoyer tous les politiciens et leur personnel (…) et nous serions encore très loin des fonctions sociales essentielles. L’élimination de la publicité réduirait aussi la production, le transport et la vente de produits superflus. (…) l’élimination des inégalités signifierait que nous n’aurions plus besoin des services de la majorité des millions de personnes actuellement employées comme portiers, gardes de sécurité privés, gardiens de prison ou membres de forces spéciales d’intervention, sans parler des militaires. Au-delà de cela il faudrait faire des recherches. Les financiers, les assureurs et les courtiers en valeurs mobilières sont tous essentiellement des parasites (…). L’un dans l’autre, si nous définissons le travail qui est vraiment nécessaire pour maintenir un niveau de vie confortable et écologiquement durable, et si nous redistribuons les heures de travail, le programme Wobbly pourrait se révéler parfaitement réaliste. D’autant que ce n’est pas comme si quelqu’un allait être forcé d’arrêter de travailler après quatre heures, s’il souhaite continuer. Beaucoup de personnes aiment leur emploi , sûrement plus que de paresser toute la journée ( c’est pourquoi dans les prisons, ils privent les détenus de leur droit au travail quand ils veulent les punir), et beaucoup plus encore l’aimeraient si on éliminait les humiliations continuelles et les jeux sadomasochistes qui découlent inévitablement de l’organisation hiérarchique. Il pourrait même se révéler que personne n’aurait à travailler plus qu’il ne le souhaite.

Cela soulève bien sûr la question « qui effectuera le sale boulot ? », une question qui est toujours lancée aux anarchistes et autres utopistes. Pierre Kropotkine a fait remarquer il y a longtemps que c’était un sophisme. Il n’y a pas de raison pour qu’il y ait des sales boulots. Si on divisait les taches désagréables également, tous les scientifiques et ingénieurs de renom devraient aussi les effectuer ; et on pourrait alors s’attendre à ce que des cuisines autonettoyantes et des robots pour l’extraction du charbon soient conçus presque instantanément.

P 34

Exemple des Piaroa

Ils accordent une grande valeur à la liberté et à l’autonomie individuelles et veillent à ce que personne ne soit jamais sous les ordres de quelqu’un d’autre, et à ce que personne n’obtienne le contrôle des ressources économiques tel qu’il puisse être utilisé pour restreindre la liberté des autres. Pourtant les Piaroa insistent aussi que la culture piaroa elle-même, a été créée par un dieu maléfique, un bouffon cannibale à deux têtes. (…) les piaroa sont reconnus pour leur pacifisme, le meurtre n’existe pas, (…) notons qu’il y a un contraste frappant entre le contenu cosmologique qui est pour le moins tumultueux, et le processus social qui, lui, recherche la médiation et le consensus.

P 57

Il y a longtemps eu un débat sur l’avantage spécial dont disposait « l’Occident » (comme l’Europe de l’Ouest et ses colonies se plaisait à s’appeler) sur le reste du monde et qui lui avait permis d’en conquérir une si grande partie au cours des quatre siècles qui s’étendent de 1500 à 1900. (…) peut-être n’était-ce qu’une coïncidence. Il se trouvait que l’Europe de l’Ouest était située dans la région de l’Ancien Monde d’où il était le plus facile de voguer vers le Nouveau Monde. Ceux qui l’ont fait les premiers avaient la chance incroyable de découvrir des terres débordantes de richesses, peuplées de populations à l’âge de pierre sans défense et qui ont, fort à propos, commencé à mourir presque dès le moment où les Européens ont débarqué. La manne qui en a résulté et l’avantage démographique de disposer de terres pour écouler leurs excédents de population étaient amplement suffisants pour expliquer les succès ultérieurs des puissances européennes.

P 67

La documentation sur l’ethnogenèse est assez récente, mais il est de plus en plus clair que la majeure partie de l’histoire humaine a été caractérisée par un changement social constant. (…) nombre de ceux que nous percevons aujourd’hui comme des tribus, des nations ou des groupes ethniques étaient à l’origine des projets collectifs d’une sorte ou d’une autre. (…) on avançait en sculptant la chair, au sens propre comme au sens figuré, par la musique et les rituels, la nourriture et les vêtements, et les pratiques funéraires. C’est en partie pour cela qu’avec le temps, ce qui au départ est un projet devient une identité, une identité qui peut elle-même paraître en continuité avec la nature, ancrée en elle. Les projets s’ossifient et se solidifient en vérités ou en caractéristiques collectives qui ont la force de l’évidence.

 

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